une macabre découverte.

Eve était perplexe. Mais vraiment, vraiment perplexe. Du genre, elle ne savait absolument pas quoi penser. A vrai dire, elle hésitait entre l'hébétude, la colère et la déception, sans que son cerveau ne parvienne à trancher. Par réflexe, ses yeux allèrent se poser sur le lit où dormait son frère, dont elle ne voyait pour l'instant qu'une touffe de cheveux ébouriffés dépassant de sous les couvertures. On aurait dit un chérubin. Un petit angelot. Son ange. Son petit frère. Quand elle le regardait comme ça, elle ne pouvait imaginer qu'il ait pu faire une chose pareille... Et pourtant, ce qu'elle avait sous les yeux ne tolérait aucune autre explication.

Retour en arrière. L'histoire commençait banalement : en plein milieu de l'automne, May avait attrapé l'un des nombreux virus trainant dans l'hôpital où elle travaillait. Préférant se soigner rapidement en évitant d'aggraver son cas et de passer sa maladie à tous ses patients au passage, elle avait décidé de prendre quelques jours. Depuis la veille, elle était donc chez elle, gardant le lit au maximum et Eve avait décidé de venir la décharger un peu de ses occupations domestique. Après tout, pendant des années c'était elle qui l'avait nourrie, logée, blanchie, couverte d'amour et bien d'autres choses encore pendant des années. Elle pouvait bien inverser les rôles le temps d'un jour ou deux... Bon, Eden aurait pu s'en charger, mais Eve avait appris à ne pas lui faire confiance quand elle disait que promis-juré le lendemain matin elle laverait son bol avant d'aller en cours, alors pour ce qui était de passer l'aspirateur autre part que dans sa chambre ou de faire des lessives...
En parlant de lessives, justement. La jeune femme en avait fait une en début de matinée, l'avait laissée sécher puis repassée. Il ne lui restait plus qu'à ranger les affaires dans les armoires respectives de tous les membres de la famille tout en profitant des derniers rayons du soleil couchant, et c'est ce qu'elle fit.
Elle termina par la chambre de Gabriel, avec dans l'idée d'être là quand il ouvrirait les yeux, quand l'astre diurne aurait totalement disparu derrière la ligne de l'horizon. Tout en fredonnant une chanson qu'elle avait entendu à la radio quelques heures auparavant et qui lui était restée dans la tête, elle rangea ses jeans et ses T-shirts à l'endroit habituel, puis se dirigea vers sa commode, où il rangeait ses sous-vêtements. Elle ouvrit un premier tiroir, mais, perdu, ce n'était pas le bon, celui là ne contenait que des babioles et autres effets personnels qu'elle ne chercha pas à examiner. Bah oui, ils étaient peut être proches, mais elle ne voulait pas abuser, tout de même... Hrm, bon, d'accord, elle était en train de lui ranger ses affaires alors que May ne le faisait plus depuis des années, si elle l'avait jamais fait un jour, mais bref !
Eve ouvrit un second tiroir, et... c'est là qu'elle les vit. Des seringues. Trois, pour être précise. Trois seringues aux aiguilles ensanglantées, bien que le sang soit manifestement sec. Des seringues, dans la chambre de Gabriel ; pire ! Des seringues cachées par Gabriel. Cela ne pouvait signifier qu'une seule chose...
Les bras de la jeune femme tombèrent le long de son corps sans qu'elle semblât s'en rendre compte. Les vêtements qu'elle tenait encore à la main allèrent rejoindre le sol sans douceur, mais elle ne s'en préoccupait pas le moins du monde. Mais sa bouche s'ouvrit en grand, et elle inspira bruyamment. Et elle resta ainsi, sans bouger, durant de longues secondes. Complètement tétanisée. Incapable de faire un seul geste.

Voilà pourquoi elle se trouvait toujours là, ayant recouvré quelques unes de ses capacités de réflexion durant les quelques minutes précédant le crépuscule, mais toujours aussi choquée par ce qu'elle avait découvert. Et puis soudain, un mouvement sous les draps. Gabriel était réveillé; il bougeait. Instinctivement, elle l'appela.

- Gabriel. Gabriel ! GABRIEL !

C'est qu'il était dur à réveiller, parfois, le bougre ! Et elle voulait être sure d'avoir toute son attention. Quand ce fut le cas, elle désigna du menton le contenu du tiroir, et dit d'une voix vibrante, sans que l'ont put déterminer si c'était de colère ou de tristesse.

- Tu as exactement dix secondes pour t'expliquer. Neuf. Huit.

Un rideau de lumière provenant de la porte illumina la cave qui lui servait de chambre à coucher avec l’arrivée de sa sœur, pourtant il n’ouvrit pas les yeux. Il ne se donna pas même la peine de bouger. Il ne pouvait pas. Il n’y arrivait pas. Et tous ses efforts, aussi considérables, resteraient vains. Ce n’était pas encore le moment d‘ouvrir les yeux, de s‘éveiller à la vie. Le jour avait sur lui ce pouvoir incompréhensible de le tenir aussi inerte que s’il avait pris une boîte entière de tranquillisants pour chevaux… Ce n’était pas qu’il ne voulait pas y résister, bien au contraire, Gabriel aurait donné n’importe quoi pour assister à nouveau au lever du Soleil, à cette aube rose et orangée qu’il aimait tant ! À ses yeux, l’aube ne signifiait pas uniquement la beauté de l’astre, non. Pour lui, voir le Soleil, c’était voir le monde tel qu’il était, baigné de lumière, de chaleur réconfortante, et pouvoir y participer activement, sans se contenter d’en être spectateur. Aussi, l’unique idée de son impuissance face à quelques rayons de lumière le dévastait. Participer à quoi que ce soit lui était impossible tant qu’il restait dans l’obscurité. Les derniers évènements ne manquèrent pas de le lui rappeler… Bien qu’il ait déjà été mis au courant bien avant. Il se souvenait parfaitement de la toute première fois où une frustration se fit ressentir.

Malgré le fait que rien de grave ne se soit passé, il se retrouva attristé pour un certain moment. À l’époque, Eden venait tout juste de naître, Eve n’était encore qu’une enfant, et Gabriel ne les appelait pas Papa et Maman. Le révérend Nielsen, étant absorbé par ses fidèles, ne pouvait être constamment à la maison. Il laissait souvent le docteur seul avec leurs deux fillettes. May était une femme courageuse, mais Gabriel s’apercevait qu’elle ne pouvait tenir la distance lorsque les deux crisaient en même temps. Et quand il la sentait au bord des larmes, il ne pouvait s’empêcher de ressentir ce picotement au cœur et cette boule de feu au ventre que l’on a lorsqu’on se sent coupable. Coupable de ne pas pouvoir se montrer utile lorsque la femme qui vous a accueilli avec tant de chaleur a besoin d’aide, c’est-à-dire en plein jour, -puisque logiquement les petites dormaient à poings fermés la nuit, quand il était disponible pour les maintenir sages. L’idée de s’occuper au moins du ménage durant leur sommeil lui traversa l’esprit, mais lorsque pour la première fois il rangea la maison sous l’éclat de la lune, le bruit causé par le lave-vaisselle et l’aspirateur réveilla la famille entière. Ou comment gâcher une nuit amplement méritée. Grâce au ciel il parvint à calmer l’aînée des deux sœurs et à la rendormir, mais, le lendemain, quand vers quatre heures de l’après-midi elle se blessa au genoux en ayant couru trop vite dans le jardin alors que May donnait le sein au bébé, Gabriel ne put venir en aide à personne… Et c’est justement ce qu’il redouta ce soir-là, lorsqu’Eve entra dans ce qui faisait office de chambre, et qu’elle se mit à hurler son nom. Une poignée de seconde plus tard il se réveilla en sursaut, luttant pour trouver la sortie de ses draps. Juste à temps.

« Quoi, quoi ? Qu’y a-t-il, Eve ?! »

Il écarquilla ses grands yeux le temps de s’habituer à la forte luminosité de la pièce d’habitude si sombre. Lorsqu’il fût enfin apte à voir ce qui se passait, il s’immobilisa -ce qui fut d’ailleurs assez effrayant, il eut l’air d’une véritable statue durant de longues secondes.

- Tu as exactement dix secondes pour t'expliquer. Neuf. Huit.

Il ne parvint pas à bouger, il était pétrifié. Le prendre au saut du lit comme ça, quel pied. Pourquoi avait-elle fouillé dans ses affaires ? Enfin, la question n’était pas là… Ce n’était pas Eve qui était en tort, mais bien lui. Inutile de retourner la situation. Cela ne l’empêcha pas de rester paralysé face à elle. Toutes ces choses affreuses qu’elle devait penser à son propos… Comment lui faire comprendre ? Gabriel était tétanisé.

« Ce… Ce n’est pas ce que tu crois… Ce n’était pas pour moi, tu sais… Je voulais juste aider quelqu’un que j‘aime beaucoup… »

-J'attends ! 7, 6...

De voir Gabriel penaud en face d'elle, ne sachant que dire ni que faire, ne faisait qu'attiser sa fureur. Oui, sa fureur. Leur père n'aurait pas été content qu'elle se laisse à ce point envahir par la colère pour une fois au lieu de se montrer calme, mais elle n'en avait pas la force, et la colère était bien l'unique sentiment qui l'habitait en cet instant. Ses yeux habituellement pétillants étaient désormais froids et durs. Si les regards pouvaient tuer, n'importe qui se trouvant alors dans la pièce se serait trouvé en extrêmement mauvaise posture. C'était le cas de Gabriel...
Il ne chercha même pas à nier. Il se contentait de rester là, assis dans son lit sans bouger, tentant de se justifier en balbutiant, comme un gosse pris en faute. A quarante ans, il avait toujours sa tête de gamin, et l'air ingénu des premiers jours de l'adolescence. Sans qu'elle sache exactement pourquoi, ce fait énerva encore plus Eve sur l'instant. Bon sang, il était censé être un adulte responsable ! Un être sensé ne ferait jamais quelque chose comme ça !

« Ce… Ce n’est pas ce que tu crois… Ce n’était pas pour moi, tu sais… Je voulais juste aider quelqu’un que j‘aime beaucoup… »

-C'est censé être une excuse ? Et tu crois que ça va l'aider ?! Ça sera pire ! Mais à quoi tu pensais ? A QUOI TU PENSES ? C'est une question ! Réponds !

Elle était déchainée. Si, au musée, tous évitaient de la mettre en colère, ce n'était pas pour rien. Un jour la plaisanterie avait même circulé qu'elle était l'ouragan le plus destructeur de la Louisiane. Après Katrina, je vous présente Eve Joan Nielsen... Bon, d'accord, c'était pas drôle. Il n'empêche qu'aucun de ses collaborateurs ne l'avaient jamais vu dans un état approchant celui dans lequel elle était à cette seconde, car elle s'efforçait au moins toujours de garder une contenance. Alors que là... Quand c'est à votre frère, votre sang, qu'il arrive une chose pareille, comment réussir à garder du recul ? Pour Eve, c'était mission impossible. Elle tenait trop à lui pour ça, rien que de penser à ce qu'il avait fait mettait tout son corps en ébullition. Alors, sans vraiment avoir écouté quoi qu'il ait pu dire en réponse à sa question, elle se remit à hurler :

-Tu as pensé à Maman ?! A ce qu'elle va ressentir quand elle le saura ? Et as-tu seulement imaginé ce que pourrait être la réaction d'Eden ? Tu veux mettre la maison à feu et à sang, c'est ça ? Oh mon dieu... Mais Gabriel ! Tu as pensé à Papa, dis... ?

Nerveusement, elle se mit à faire les cent pas dans la chambre, tout en jetant de fréquents regards au jeune vampire. Puis, tout aussi brusquement qu'elle avait commencé, elle s'arrêta pile en face du lit, croisa les bras, pris une profonde inspiration et carra la mâchoire comme pour s'empêcher d'exploser de nouveau. Mais s'ils avaient été dans un dessin animé, de la fumée aurait continué à sortir de ses oreilles... Elle tint la pose ainsi pendant une, deux, trois secondes. Puis elle se passa la main dans sa tignasse noire bouclée. Avec trop de violence, cependant... Elle s'arracha quelques cheveux au passage, qui tombèrent sur le sol comme au ralenti. Mais elle n'en tint pas compte, et se contenta de fixer Gabriel dans les yeux. Lui qu'elle pensait connaître mieux que personne l'avait, une fois n'est pas coutume, fort surprise. Et cela lui faisait du mal, tant de mal... Après tout, elle l'aimait, son ange. Pourquoi lui avait-il fait-ça à elle ? Derrière la colère, son regard trahissait la question qu'elle n'avait pas posé.

Le temps s’était écoulé, comme lavé par ces torrents de pluie que la Nouvelle-Orléans ne connaîtrait jamais… Et, finalement, Eve était revenue au foyer Nielsen. Autant dire que son retour était des plus attendus par Gabriel. Meubler son temps libre depuis son départ n’avait pas été chose facile, pourtant, contre toute attente, il y était parvenu. Suite aux conseils de sa mère, inquiète en voyant son petit ange passer ses nuits de congé à ranger la maison ou à regarder de vieilles cassettes vidéos, il se décida à sortir s’aérer l’esprit de temps à autre accompagné par quelques uns de ses collègues du cinéma; occasion, surtout, de parvenir à oublier les vides qui, encore avant le retour de la sœur prodige, minaient son existence. Sortir et faire de nouvelles rencontres n’était en réalité qu’un moyen de remplacer ce qui lui manquait, et non d‘épicer réellement son quotidien. Impossible de panser une blessure en s’en distrayant; la douleur reste toujours la même, on parvient à se détourner d’elle seulement un certain temps, cependant aucune plaie ne se referme par son unique macération, penser le contraire n’est qu’une illusion. Une illusion à laquelle Gabriel a volontiers cru, au détriment de son triste quotidien. Une jeune femme, forte et fragile à la fois, qui ne demandait que l’affection, l’attention d’une tierce personne dans le but de s’épanouir tranquillement… C’était à cela qu’il accorda son temps dernièrement, sa bonté d’âme, et, surtout, sa naïveté habituelle. Résultat ? Oh, une perte d’à peine quelques gouttes de sang… Puis, au retour d’Eve, la découverte… Une honte terrible, affolante, pitoyable. S’il avait pu, s’il ne portait pas tant de respect envers sa petite sœur, -car c’était bien elle la plus jeune des deux-, il aurait probablement répondu : « Vois ce que je suis réduit à faire lorsque tu n’es pas là. », mais impossible pour lui de la blesser de la sorte, et ce même si elle avait enfoncé sans remord une lame des plus aiguisées au plus profond de sa poitrine, tout cela par le biais d’un seul petit regard. Juste une paire d’yeux qui se posèrent sur lui et qui le désarmèrent en moins de temps qu‘il ne lui en a fallu pour réagir. Un regard qui n’allait pas de pair avec les mots prononcés par sa sœur. Quelque chose de fort qui voulut dire : « Regarde comme tu es jeune et inconscient, comme ton irresponsabilité te rend petit, inférieur à moi, moi ta grande-sœur. » Oui, Gabriel détesta voir ce regard, haït littéralement ce qu’il signifia. « Arrête de me fixer comme ça, cesse de me prendre pour un enfant auquel tu as des leçons à donner ! » A-t-il eu envie de créer, juste un instant. Mais nulle besoin de mot. Il lui renvoya l’appareil de la même manière qu‘elle; un regard insistant, tout perlé de rouge. Un regard qui s’effaça avec les mots poignants sortis tout droit des douces lèvres d’Eve.

-Tu as pensé à Maman ?! A ce qu'elle va ressentir quand elle le saura ? Et as-tu seulement imaginé ce que pourrait être la réaction d'Eden ? Tu veux mettre la maison à feu et à sang, c'est ça ? Oh mon dieu... Mais Gabriel ! Tu as pensé à Papa, dis... ? Un malaise le prit comme un coup de fouet porté à son coeur. Non, non. Il ne voulait surtout pas que sa mère soit alertée ! D’ailleurs, elle devait se demander ce qui pouvait bien se passer au sous-sol pour qu’Eve soit si énervée… La pauvre, toute malade qu’elle était en ce jour, et, oh… Son père. Son père devait être bien déçu. « Ne dis rien à Maman ! » Souffla-t-il, la voix étranglée par l’envie de discrétion, mimant un enfant pris sur le fait d’une bêtise mais ne voulant pas être dénoncé. Il s’étonna lui-même, et reprit peu à peu son calme pour dire, en s’efforçant de garder le plus de sérieux possible pour ne pas éveiller le moindre soupçon sur sa crédibilité. Ah, ces vampires… « Tu ne sais même pas pourquoi j’ai ça dans ma chambre. Tu n’as aucune confiance en moi. » Il poussa sa couverture et se leva pour lui faire face… En vain; Eve faisait à présent une tête de plus que lui. Aussi, il se contenta de soupirer tout en baissant la tête et en reprenant lentement la seringue de ses mains toutes chaudes pour la jeter dans la corbeille à papier sous son bureau. « Là, tu vois… Je n’y toucherai plus. » Il se retourna et, toujours la mine basse, pris la délicate main de sa sœur et l’embrassa avec douceur en disant, presque sur le ton d’une confession. « Tu m’as manqué... »