Introduction. Sans conteste, tous les enfants grandissent, et savent très tôt qu’ils doivent grandir. Jolene l’apprit à son tour alors qu’elle n’avait encore que deux ans et qu’elle cueillait des fleurs dans un jardin avec sa soeur ; elle en cueillit une autre encore et courut l’offrir à sa mère. Elle devait être bien adorable en cet instant, car Madame Mosshart, portant la main à son cœur, s’écria : « Si vous pouviez rester toujours ainsi ! » Elle n’en dit pas plus long, mais dorénavant Jolene sut qu’il lui faudrait grandir. Comme l’a écrit James Barrie en son temps, dès qu’on a deux ans, on n’y échappe pas, on sait. Deux est le commencement de la fin. En revanche on ne sait pas que tout ce qui reste entre les deux est, pour reprendre les mots de Shakespear, à se rouler par terre.
Un. À l’église. Il faisait froid comme il peut faire froid en Louisiane en Décembre. L’atmosphère était imprégnée d’humidité et de gaz d’échappement qui étouffaient sans peine les fleurs des jardins si bien entretenus. La gelée matinale qui n’avait pas fondu formait des plaques de verglas, lesquelles constituaient autant d’embûches pour les piétons imprudents. Cependant, il y avait toujours le Soleil. Partout, le Soleil. Cet éternel compagnon du sud brillait comme à son habitude. Il rayonnait, déversait sa lumière du ciel aux arbres, aux rues et aux immeubles de la Nouvelle-Orléans, jusque même dans les églises, transperçant de toute sa force les vitraux colorés qu’une toute petite fille ne cessait d’admirer au-travers de ses grands yeux bleu-océan. Sa petite main fermement tenue par les doigts longs et secs de sa mère l’empêchait de s’envoler pour retrouver le Soleil caché par tant de couleurs, -ses préférées. Dans le cercueil, une robe rose-bonbon qui lui appartenait, un petit châle vert-pomme qui n‘avait jusqu‘ici jamais été porté et qui couvrait le visage de l‘enfant qui lui était identique. Monsieur et Madame Mosshart n’avaient jamais vraiment fait la différence entre elles, encore moins concernant leurs effets personnels. Comment savoir ce qui appartenait à l’une, puis à l’autre ? Elles se ressemblaient comme peuvent se ressembler deux sœurs nées le même jour, faisaient la même taille, avaient pratiquement les mêmes goûts… À quoi bon s’attarder à pareille futilité. Pourtant, s’ils avaient ouvert leurs yeux un peu plus grand, peut-être auraient-ils vu à quel point leurs jumelles étaient différentes. À quel point les apparences cachaient deux personnalités divergentes. Oui, peut-être auraient-ils pu éviter le pire, peut-être Lauren serait-elle toujours en vie en ce jour. Mais était-ce seulement possible, faire comprendre à des gens tels qu’eux que leurs enfants ne sont pas que deux jolies poupées ? Jamais ils ne comprendraient. De toute façon, Lauren n’était au fond par une si grande perte que cela. L’autre main de la mère des petites, caressait lentement son ventre rebondi, la tête haute malgré les quelques larmes qui avaient coulé sur ses joues parfaitement poudrées. Elle enterrait une enfant et donnait naissance à une autre, c’était le cycle de la vie, se disait-elle. Quelle femme sans cœur. Mais son mari était si fier. Elle était si digne à ses côtés, renvoyant aux curieux voisins une image sublimement malheureuse de la cérémonie funéraire. « Pauvre enfant, soufflait-on dans les rangs, mais quelle chance d’avoir une mère pareille, capable de se relever malgré la douleur, capable de garder la tête haute. » « Je ne pleurerai pas. » Se dit Monsieur Mosshart, convaincu qu’il n’avait jamais pleuré de sa vie. Et il ne pleura pas. Pas une fois, pour cette enfant qui de toute manière ne lui appartenait pas, pas plus qu’en réalité Jolene ne lui appartient. Et si Jolene avait grandi un peu plus vite, peut-être aurait-elle hurlé à la foule vicieuse « Regardez, regardez comme ma mère est laide sous sa poudre rose, sous son grand chapeau et son tailleur noir. Regardez comme elle porte la mort de ma sœur chérie sur son visage assombri par le surplus de maquillage. C’est elle qui l’a jetée en enfer, et c’est elle qui m‘y a jetée aussi. C’est elle… Et jamais elle ne paiera pour cela. Et jamais je n‘en parlerai, jamais je ne me rappellerai ce qui s'est réellement passé, cette nuit-là. Ni des cages, ni des vampires, ni de mon véritable père, ni de quoi que ce soit d'autre. Pourtant cette même nuit m'a à jamais marquée au fer rouge. »